Il y a peu, je suis tombé en librairie sur un ouvrage à la couverture plus qu’originale, Flatland, aux éditions Zones Sensibles. Comme j’ai voulu en savoir plus sur le pourquoi du comment, voici une interview avec Alexandre Laumonier, éditeur et également graphiste de la maison. Il dispose par ailleurs d’un studio de création, Le théâtre des opérations.

Avant de commencer à rentrer dans le détail, voici la couverture de l’ouvrage, avec ses découpes :

Booketing : Pouvez-vous me dire pourquoi vous avez choisi de lier le texte avec la mise en page et la couverture ? Qu’est ce qui vous a inspiré justement pour ces deux parties ?
Alexandre Laumonier
: « Flatland » est un livre que se prête à merveille aux compositions géométriques. Etant donné le monde à deux dimensions d’où parle le narrateur, qui est un carré – parce que le nom entier de l’auteur est Edwin Abbott Abbott, Abbott au carré, donc – et ses visites dans Lineland (un monde à une seule dimension) et Spaceland (l’espace que nous connaissons-nous, êtes humains, en trois dimensions), étant donné également le fait que les habitants de Flatland sont des figures géométriques (plus le nombre de côtés d’une figure est grand, plus cette figure est élevée dans la hiérarchie sociale), il était forcément tentant de faire une mise en page où apparaissent des carrés, des triangles, des lignes, des cercles, etc.

Même si cette édition de « Flatland » est la première en France, je crois, à avoir rendu hommage graphiquement au texte, je ne voulais pas néanmoins en faire un « livre d’artiste », ou du moins je ne voulais pas que la forme prime sur le fond (même si je suis graphiste, en ce qui concerne Zones sensibles je suis éditeur avant tout, je ne voulais donc pas sacrifier le texte au détriment d’une pseudo-création artistique). Le plus simple était donc de suivre le texte, et faire des mises en pages « carrées » lorsqu’il le narrateur parle de lui-même, ou circulaires lorsqu’il s’agit de parler des prêtres, etc., et ce le plus simplement possible. J’ai aussi joué sur la ponctuation en remplaçant tous les points de fin de phrase par des carrés, des triangles, etc. ; de même il va de soi que la brève apparition de la couleur – ensuite bannie du plat pays – demandait d’imprimer ces pages là en quadri, etc. J’ai tenté de trouver les correspondances les plus simples entre le texte et le graphisme, pour en faire un ouvrage accessible à tout le monde.

Quant à la couverture, il n’était pas évident de trouver un rapport fort entre un pays plat et l’objet livre, car le livre est déjà lui-même en trois dimensions, compte tenu de son épaisseur. Comme je suis un Spacelandien (je vis et travaille dans un monde en trois dimensions), j’ai décidé de faire une couverture spacelandienne, en accentuant l’épaisseur du livre par des figures prédécoupées qui peuvent se redresser et qui deviennent perpendiculaires au plat de la couverture. Il y a donc le titre, et quelques figures géométriques dont deux carrés (une manière de signaler le nom de l’auteur : Abbott au carré). L’idée était aussi de faire une couverture qui tranche (sans jeu de mot) avec ce que l’on peut trouver d’habitude, une couverture tout en relief qui puisse être utile aux libraires pour promouvoir le livre en librairie…

B : En quoi d’après-vous le rendu est pertinent avec le texte ? D’après vous qu’est-ce que l’auteur aurait pensé de l’interprétation de son texte ?
AL
: Puisque que je suis l’auteur de cette mise en page, je ne vais pas juger moi-même de mon boulot. Dans l’ensemble, je pense que l’objet fonctionne, il reste simple même s’il est fragile, et il est cohérent, je crois, avec l’esprit à la fois sérieux et amusant du texte. Quant à savoir ce que le carré aurait pensé de cette édition, je n’en sais rien ! Mais promis, la prochaine fois que je me rends dans le monde en quatre dimensions où Abbott doit désormais se trouver, je ne manquerai pas de lui poser la question.

B : Sur le plan technique, quel procédé avez-vous utilisé pour réaliser la couverture ?
AL : Rien de très compliqué en soit, même si c’était un peu délicat. Le fond de la couverture est imprimé en noir seul, ensuite la typographie et les figures ont été imprimées en sérigraphie avec un vernis UV teinté en noir (pour jouer sur la différence de noir par rapport au fond de la couverture), puis ces figures ont été découpées (ce qui n’était pas évident en terme de repérage), et le tour était joué. Comme j’utilise des papiers non couchés, le fait de mettre du vernis UV noir sur la couverture a nécessité de mettre au préalable une couche de protection sur l’ensemble de la couverture, ce qui a légèrement grisé le noir de fond, d’où un contraste un peu plus fort entre le fond et le vernis. Le seul souci technique était que lors du brochage, la machine qui « aspire » par le haut la couverture pour l’assembler avec l’intérieur avait tendance à arracher les figures qui se redressent, il a donc fallu faire quelques tests auparavant, puis y aller prudemment, mais au final tout s’est bien passé.

B : Avez-vous fait appel à un imprimeur spécifique pour la fabrication ?
AL : Pas du tout, je travaille toujours avec la même chaîne de production, de la mise en page au brochage, et ce depuis la création de Zones sensibles, cela me permet de savoir parfaitement comment chacun des intermédiaires travaille (photograveur, imprimeur, etc.) – chaque papier nécessite par exemple une photogravure différente pour obtenir un rendu des couleurs optimal, et par ailleurs notre brocheur est l’un des rares en Europe à proposer un type de reliure que l’on affectionne particulièrement chez Zones sensibles. J’ai exceptionnellement demandé une aide extérieur pour l’une des pages du livre, et pour l’affiche qui a accompagné sa sortie, réalisée en Processing par Jean-Nöel Lafargue (un portrait d’Abbott Abbott de l’époque, réalisé à partir de carrés, et qui n’est visible qu’à plus de 15 mètres de distance, une manière de rendre hommage aux espaces flatlandiens…)

Portrait en processing à gauche

B: Parlez moi un peu du studio qui s’est occupé de cet ouvrage.
AL
: C’est un studio relativement petit puisqu’il se résume à une seule personne. Je ne réalise que des livres, non seulement pour Zones sensibles (ce qui va de soi puisque j’en suis l’éditeur), mais aussi pour divers confrères, comme les Editions du Centre Pompidou, le Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance pour qui je fais des livres de texte imposants en plusieurs langues avec des milliers de notes de bas de page, la Maison d’Erasme à Bruxelles, Les presses du réel, où je m’occupe graphiquement d’une collection de conférences autour de l’histoire de l’art, des sortes de livre de poche en quadri avec un brochage suisse, un peu luxueux tout en restant accessibles.

B : Quels sont vos projets pour l’avenir ? Continuerez-vous dans cette optique de « littérature visuelle » ?
AL
: Zones sensibles est un éditeur de livres de sciences humaines, et le restera, « Flatland » était une exception dans ce que nous tentons de développer au niveau éditorial (je compte plutôt orienter Zones sensibles vers l’anthropologie, entre autre). Par ailleurs, à partir d’avril 2013 je dirigerai une collection aux éditions des Belles-Lettres intitulée “Graphê », et qui comme son nom l’indique tournera autour du graphisme, dans un sens très large (avec un premier livre sur les écritures amérindiennes, et des projets autour de la Géographie de Ptolémée par exemple, ou des typographies cisterciennes médiévales peu connues mais assez extraordinaires dans l’histoire (typo-)graphique occidentale). J’ai néanmoins en tête un autre projet de « littérature visuelle », si je reprends votre expression, à partir d’un texte très connu mais néanmoins très rare, je n’en dirais pas davantage mais c’est un projet assez complexe à développer, et je ne sais pas si j’arriverai graphiquement à être aussi subtil que le texte lui-même, c’est loin d’être évident, je vais m’y atteler à partir de janvier 2013 pour voir si j’arrive à faire quelque chose…

Merci donc à Alexandre d’avoir pris le temps de répondre à mes questions. En petit cadeau pour finir cet article, voici les affiches réalisée en processing, réalisées à l’occasion de la sortie du livre :

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One comment

Flatland, si c’est rond, ce n’est point carré !

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